Orage au Mistral Café (Pv Nono')

- J'ai faim ..

Son ventre faisait des bruits anormaux. Il criait famine, au sens littéral du terme. Yume se le tenait comme si elle était prise de nausées, alors que c'était plutôt le contraire : la moindre odeur la faisait saliver. Les gens se transformaient presque en nourriture à eux seuls. C'était très, très désagréable, d'avoir l'impression d'être cannibale.
Sac à dos pesant lourdement sur ses épaules, housse de guitare à la main semblant peser des tonnes, la jeune femme errait dans les rues. Tous semblaient se diriger vers un lieu précis, pressés, alors qu'elle aurait bien aimé savoir où on donnait de la nourriture gratis. Oui, elle avait bel et bien joué pour avoir quelques pièces, mais ils étaient tous passés devant elle en faisant semblant de ne pas la voir, comme pris d'une soudaine crise de radinerie, alors qu'ils étaient d'habitude fascinés par ses capacités. Et la paye ne venait que dans une semaine.

* Pff .. Je devrais peut-être changer de ville. Chercher l'eldorado. *

C'est bien joli tout ça, mais où irait-elle ? Elle n'avait que le Japon à sa portée, parlant ridiculement mal les autres langues.
Tandis qu'elle divaguait toujours - en se lamentant sur son propre sort - ses pas la menèrent vers un café situé en plein centre-ville, complètement au-dessus de ses moyens. Nous étions le matin, et étaient donc servis les petits-déjeuners les plus merveilleux qu'elle n'ait jamais vu. Entre plats japonais et étrangers, sortaient de la porte à demi-ouverte des odeurs de Nirvana. Sans vraiment s'en rendre compte, Yume avait le nez collé à la vitre du café, regardant avec des yeux de chien affamé les clients s'empiffrant sans compter. Y’a pas de justice.

- Hey, toi, ne reste pas là. Ou tu entres, ou tu dégages.

Yume fronça les sourcils. Qui était l'espèce de .. qui osait lui parler comme ça ? On a plus le droit de rêver tranquillement, hein ?
Bon, évidemment, c'était un employé du café. Sur on uniforme noir bien découpé, une petit étiquette Mistral Café avec un Watanuki vous accueille. Elle faillit répondre d'une voix piquante mais une main se posant sur l'épaule du serveur l'empêcha d'ouvrir la bouche. Une main ridée dont le propriétaire n'avait de beau que les fringues. Sa voix étonnamment grave et calme se fit entendre.

- Laissez-là donc entrer. C'est moi qui payerai toutes ses dépenses.

Wahou ! Si ç'avait pu être possible, ses yeux se seraient transformés en deux gros coeurs reconnaissants. Comme quoi, il y avait encore des âmes généreuses dans ce monde !
Lançant un sourire méchant à Watanuki vous accueille, Yume entra dans le café, ayant à sa suite son sauveur. Sans plus attendre, elle se jeta sur le buffet, remplissant son assiette comme si elle n'avait plus mangé depuis deux jours. S'asseyant ensuite à la table du vieil homme, elle commença à s'empiffrer.

- Je devine que tu n'as pas beaucoup de revenus.

T'es perspicace, grand-père ! Difficile de ne pas le deviner lorsqu'on voyait qu'elle transportait sa maison sur son dos, que son corps fin était en grande partie dû à un manque de nourriture, que ses vêtements étaient usés au possible et provenant de petits magasins pas chers.
Yume essuya la goutte de lait qui descendait le long de sa bouche et n'avait qu'à demi mâché son pain au chocolat - et oui, petit-déjeuner à la française, il fallait savoir profiter - quand elle répondit un « Ouais » incompréhensible. Puis elle continua son carnage alimentaire. Entre deux bouchées, elle ouvrit son gilet noir à cause de la chaleur, découvrant un t-shirt à la faveur des Beatles qui avait autrefois appartenu à son père. En même temps, l'homme posa sa main sur son épaule, geste qui fit sursauter Yume. Il se prenait pour qui celui-là ? Elle jeta un coup d'œil sur son visage. Un sourire bienveillant le découpait, petites rides au coin de ses yeux rieurs. On aurait dit un grand-père parlant à sa petite-fille.

- Écoute, je connais un bon moyen pour toi de vivre. Que dirais-tu que je devienne ton parrain ?

Elle faillit s'étouffer avec son croissant. C'était quoi ce délire ? On se serait cru dans un film. Quel espèce de .. La rage monta en elle. Elle avait vraiment la tête à accepter ce genre de proposition ?
Ho, dilemme. Non, pas qu'elle hésitait à dire oui, mais hésitait plutôt à dire non tout de suite. Parce que là, elle avait un repas gratis. Si elle disait non maintenant, il risquerait de la faire virer dehors, ou pire, lui faire payer la note qui devait être salée. Elle décida de tout simplement ne pas répondre, décidée à manger un maximum avant de prendre la fuite.
Malheureusement, il dut prendre ça pour un « Oui », vu que sa main glissa le long de son épaule, lui caressant le bras et se promenant dans ses longs cheveux noirs de jais. Il n'avait plus du tout l'air d'un gentil grand-père.

- Non mais ça va pas ? Espèce de vieux dégueulasse !

Voilà ce que rage et franchise combinées donnaient .. Elle avait repoussé violemment sa main tout en criant d’une voix outrée.
Aï. Tous les clients s'étaient retournés vers elle, étonnés. Elle leur tira la langue comme une gamine, et les chuchotements reprirent lentement, bien qu'elle sentît des regards toujours posés sur sa nuque. Le vieux se pencha vers elle avec une toute nouvelle expression sur son visage. Du .. sadisme ? Il lui chuchota à l'oreille, son souffle aigre plus que dérangeant.

- Et comment comptes-tu payer ce repas ?

- J'ai une amie mangeant ici, je vous signale ! Elle !

Elle pointa du doigt une fille au hasard. Une fille qui n'allait sûrement pas apprécier d'être mêlée à tout cela ..

Bon, elle n'avait peut-être pas choisi la bonne personne. Parce qu'une fille qui fait un château de carte sur la table d'un café pareil, ce n'est déjà pas net au départ. Mais vas-y trouver une jeune fille seule à une table, un jour pareil, à une heure pareille, dans un tel café en plus. Ce qui faisait qu'elle était encore moins nette à ses yeux.
Mais question netteté, c'était sûrement Yume la pire. Que devait penser cette fille, en la voyant avec un vieux au regard plus qu'explicite ? Non, ce n'était pas sa faute, juste une saleté de hasard, mais essayez de lui dire ça alors que le vieux .. S'était levé. Hoho .. Yume sentit une goutte de sueur froide lui couler le long de l'échine tandis qu'elle le suivait des yeux, toujours assise à sa table. Ça allait mal se passer. Dès la seconde où il lui adresserait la parole, il comprendrait qu'elle ne la connaissait pas. Et ça serait à elle de payer la note. Elle était trop jeune pour mourir. Il fallait vite réfléchir à un plan, n'importe quoi ..

- Alors vous allez payer ? Mais vous n'êtes pas vraiment son amie ?

Non, s'il vous plaît ! Elle était vraiment trop jeune !
Dieu, si tu m'entends, désolée de n'être jamais allée à l'Eglise. J'ai besoin de toi ! Un miracle, je t'en prie ! Je me confesserais tous les dimanches, je te jure ! Faites qu'elle soit muette, je ne sais pas ! N'importe quoi !

- Yaaaah... OY pépé, fais gaffe à mes cartes.

Mouais .. Vraiment bizarre .. Enfin, c'était mieux que : Quoi ? Je la connais pas cette fille ! Faites-la partir, elle me dérange, je suis occupée. Ça se voit pas, peut-être ? Malheureusement, même si elle se prêtait au jeu, Yume ne pouvait pas la faire payer, ce n'était pas correct. Elle elle-même n'avait aucun sous sur elle, juste quelques yens insuffisants. Elle aurait à peine assez pour se payer un verre de jus d’orange. Non, même pas.
Bon sang, qu'est ce qui lui avait pris d'essayer une échappatoire aussi pourrie ?
Pas question de baisser les bras, cependant, de la plonge pour trois semaines juste pour rembourser un petit-déjeuner, ça ne lui disait rien non plus. Prenant une grande respiration, Yume prit une dernière gorgée de son chocolat chaud qui lui manquait déjà, s'essuya la bouche avec la serviette qu'elle mit ensuite dans sa poche, et se leva pour se diriger vers le vieux et la fille aux cartes. Son cerveau carburait à plein régime. Et elle eut une idée. Pas très sympathique, mais qui avait une chance de marcher.

Bras croisés, elle jeta un regard assassin au vieil homme, puis un autre à la jeune fille. Ce dernier signifiant quelque chose comme : S'il te plaît, joue le jeu, sinon je suis mal. Ou : Si tu me trahis, je détruis ton château de cartes Ouais, je suis impitoyable. Au choix.
Soudain, son visage changea du tout au tout. Ses yeux d'acier fondirent en un regard désespéré. Sa lèvre inférieure tremblait légèrement. Ses joues se coloraient de rouge tout en restant d'un pâleur de mort. Elle avait l'expression parfaite de la pauvre gamine innocente et triste. On aurait pu croire qu'elle avait fait ça toute sa vie. Soudain, sa voix s'éleva, tremblotante, aigüe, mais néanmoins assez forte pour que tous les clients du café l'entendent.

- Co .. Comment oses-tu ? Papa ! Déjà que tu as abandonné Maman, nous laissant sans un sous .. Je suis obligée de travailler au lieu d’aller à l’Université pour payer les études de Risa, tu te rends compte ?!

Comme pour étayer ses dires, elle posa une main tremblante sur l'épaule de l'inconnue. Tous les occupants la salle s'étaient à nouveau tournés vers eux, se taisant par la même occasion. Mais leur regard avait changé. Le vieux était le méchant de l'histoire. Deux contre un. Il était en bien mauvaise posture ..
Oui, on peut dire qu'elle prenait maintenant cet homme pour un pigeon. Mais seule la fille aux cartes savait qu'elle était entrain de mentir de façon éhontée. Elle espérait qu'elle n'avait pas trop mauvaise opinion sur elle. Yume n'avait en effet pas dans ses habitudes de faire de mauvais coups aux autres pour obtenir de l'argent. Mais là, elle était dans un cas de force majeure. Puis, accessoirement, il l’avait bien mérité.
Et elle continua son monologue, s’appliquant. Le café était sa scène, les clients son public attentif. Elle n’avait pas droit à l’erreur.

- Et maintenant, tu m'invites ici pour me dire que tu m'as trouvé un travail .. Et quel travail ! Obligée de vendre mon corps ! Je ne peux même pas me payer un petit-déjeuner, mais jamais je ne m'abaisserais à ça ! Tu m'entends ?!

Sa voix cassa sur la dernière phrase. Elle était prise de sursauts hystériques. 'Fallait qu'elle pense à faire carrière dans le cinéma, elle pouvait être très douée quand elle y mettait un peu du sien.
Elle se retourna alors vers Risa, avec un regard du genre : C'est à toi !
En effet, ça ne marcherait que si elle s'impliquait. Le but était d'être deux contre un. Ainsi, leur parole serait indiscutable, et le vieil homme serait obligé de payer et de partir en vitesse avant de se faire encore plus mal voir. Diabolique. Elle n'aimait pas ça.
Enfin, il fallait encore que l'autre ne la trahisse pas.

Prière intérieure, encore.
S'il vous plaît, s'il vous plaît. Qu'elle continue dans sa lancée, qu'elle ne raconte pas n'importe quoi, qu'elle ne souffre pas d'une maladie mentale diminuant ses capacités intellectuelles, qu'elle sache un minimum mentir.
Elle semblait réfléchir, extrêmement concentrée, ce qui ne fit qu'accentuer la crainte de Yume. La jeune fille s'attendait alors à quelque chose d'intelligent, ou au moins, des paroles allant dans le contexte de la situation. Mais ce qu'elle ne savait pas, c'est que l'inconnue n'avait rien suivi, trop concentrée sur son château de carte.

- Et mes cartes alors ?

Yume se retint de faire exploser sa première réaction : pousser un long soupir désespéré en fourrant son visage dans une de ses mains. Quelque chose comme je veux disparaître, s'il te plaît le sol, aspire-moi loin, loin. Mais elle ne me montra rien, mis à part un visage figé comme une pierre. Heureusement, car la fille sembla se reprendre et l'aider à se sortir de là.
Waouh. Mayumi faillit regarder sa sœur avec des yeux ronds. Finalement, c'était moins catastrophique qu'elle ne se l'était imaginé. Elle se débrouillait plutôt bien, même. Le vieux n'avait pas l'air d'apprécier le revirement de situation. Il était le seul à savoir que les deux filles mentaient comme des arracheuses de dents. Souligner son côté vicieux, c'était terrible, mais en plus, on touchait à son portefeuille. Inacceptable.

- Ne les écoutez pas, elles sont de mèches toutes les deux pour arnaquer les hommes fortunés !

Les clients du Mistral Café ne savaient qui croire. Généralement, on ne demande pas au public son avis. Alors, les deux jeunes filles innocentes ou le vieil homme riche ? Hm, l'homme, il n'était pas beau, pas jeune, un regard dérangeant. En même temps, il était riche, et avait certainement une bonne réputation. Mais il venait souvent ici avec de nombreuses jeunes filles, comme celles-ci. Mais c’étaient des jeunes, justement, le genre qui font des combines pour arnaquer les riches. Par contre, Risa, elle n'était pas à la table des deux autres au début de l’échange. Et elles se connaissaient pourtant, elles étaient même sœurs. C'est terrible, ces enfants abandonnés par leur parents .. Hum HUM.
De toute façon, ce n'était pas à eux de trancher, mais au personnel du café. Allaient-il croire les deux filles et faire payer l'homme ou, tout du contraire, chasser les gamines à coups de balais puis venir les rechercher pour leur faire faire de la plonge à mi-temps ? Et s'ils appelaient la police, plutôt ? On devait faire quoi ? Demander au chef ? Hey, il était pas là aujourd'hui. Alors ? Un vote ? Celui qui a le plus de voies emporte le gros lot ? Quel gros lot ?
Pfff .. Tout ce qu'on pouvait faire pour un petit-déjeuner, quand même ..
Tandis que Yume menait ses réflexions intérieures, faisant milles dialogues absurdes dans sa tête, l'inconnue, elle, se défendait. Reprenant ses esprits, sa sœur la rejoignit.

- Homme fortuné ? Tu veux que je dise à tout le monde comment tu as obtenu ton argent ?

Ooh .. Elle avait dit ça au feeling, la première chose qui lui était passée par la tête, mais ça sembla ébranler l'homme. Etait-il fourré dans un commerce pas clair, mis à part fournir des travaux peu recommandables aux jeunes filles ?
Mais il n'avait été déstabilisé que quelques secondes. Il avait baissé ses épaules, réajusté sa cravate, éclaircit sa gorge, plissé ses paupières. Regagné sa posture précédente. Néanmoins, Yume avait maintenant une piste. Bon ? Marchand d'armes, de drogue ? Carrément conspirateur d’un réseau de prostitution ? Membre des Yakuzas ? Investisseur dans une banque en Suisse ? Il y avait trop de possibilités. Bon, il fallait essayer, tenter le tout pour le tout.
Elle était sous pression, avait l'impression que tous les projecteurs étaient braqués sur elle. Quoi que, si on considérait les regards des clients comme des projecteurs, c'était vrai. Mais elle n'en prenait pleinement conscience que maintenant.
Trois, deux, un. Ouvre la bouche.

- Non ? Tu ne veux pas ? Et bien je vais tout dire à la police !

Idiote ! Pourquoi tu as dit ça ? C'est toi qui vas te retrouver en taule ! Non, on ne recule pas, ça serait suspect, on ne te croirait plus. Il faut bluffer.
La sans-abri fit donc un demi-tour sur elle-même, se dirigeant d'un pas décidé vers la porte, alors qu'à l'intérieur, elle priait pour qu'on l'arrête. Ce qui arriva. Ouf. Le vieux lui avait couru après, lui attrapant le bras d'une poigne d'acier. Elle sentait ses doigts frémir. Il tremblait. Son visage avait lui aussi complètement changé, agité, moite, comme s'il avait dix ans de plus, ces années ajoutées à un passage dans un sauna.

- Attends, je vais payer !

Quoi ? Ça avait marché ? Elle ne rêvait pas ?
Il était vraiment, vraiment très bête de s'être fait avoir. Comment pouvait-il seulement croire qu'elle savait la moindre chose sur ses activités secrètes ? Enfin, elle n'allait pas s'en plaindre, non plus. Finalement, il n’était peut-être qu’un petit Picsou menant des activités illégales et considérant le monde extérieur avec une immense paranoïa.
Se retournant, elle le regarda d'un air triomphant.

- Merci, papa.